Tableau Street Art de l’artiste Tim Zdey
L’essor de la décoration est aujourd’hui remarquable. Rares sont en effet les foyers qui abandonnent leurs murs à leur couleur d’origine. Sociologiquement, on remarque que la décoration a acquis un nouveau statut qui se traduit par un développement des enseignes de bricolage et d’ameublement, des émissions télévisées consacrées ainsi que de la presse spécialisée.
A titre d’exemple, le Syndicat des éditeurs de la presse magazine recense par exemple 60 magazines pour la presse consacrée à la musique, mais plus de 100 titres pour la « presse décoration ».
La décoration dit quelque chose de nous.
La décoration d’intérieur s’est en effet démocratisée et semble avoir une double fonction : se sentir chez soi et donner une portrait de soi à ses visiteurs. Comparable en ceci à un vêtement, qui cherche à rendre visible ce qui ne l’est pas spontanément et donc à extérioriser l’intériorité, la décoration est une carte de visite.
Exotique, austère, onirique, excentrique, érudite etc. la décoration qui nous correspond est celle qui, en partie, nous ressemble et dit quelque chose de nous-mêmes, de nos intérêts, de notre culture. L’acte de décorer est donc un art de la sélection et de l’organisation.
La décoration, un refuge.
Dans un contexte nouveau, celui d’une urbanisation accélérée qu’on qualifie souvent de tumultueuse, l’intérieur peut apparaître comme un refuge intime échappant au monde extérieur et à ses potentielles agressions (voir article sur le confinement).
Compris comme un “sanctuaire privé”, notre intérieur appelle la décoration comme l’écho et le soutien de nos intériorité psychologique. L’oeuvre décorative est le moyen d’un repli subjectif. Le cadre domestique apparaît alors comme le lieu d’une évasion vers un au-delà mental que la décoration suggère.
Quelle place pour les objets d’art dans la décoration ?
Mais quelle est la place des objets d’art dans nos intérieurs ? Faut-il se réjouir de leur démocratisation ? Craindre la perte de leur aura sous l’effet de leur reproduction en série ? Et d’ailleurs depuis quand les œuvres ont-elles quitté les salons en direction des musées ? Quel est, en somme, le lien intime qui unit l’art et la décoration ?
Critique de la reproductibilité chez Benjamin.
Certains auteurs, comme Walter Benjamin, ont opposé le tableau original, unique et authentique à sa reproduction. L’original, exposé dans le musée, appellerait en effet à la concentration et la contemplation alors que sa copie, se diffusant dans la société sous différentes formes, risquerait de nuire au caractère sacré de l’œuvre.
L’œuvre, sous l’effet de sa reproduction, perdrait son aura. Et on pense ici aux multiples produits dérivés proposés dans les boutiques des musées que nous fréquentons tous. L’’impressionnisme donne sur ce point lieu au détournement le plus remarquable (tasses, tee-shirts, parapluies etc.)
Critique de la critique de la reproductibilité chez Benjamin.
Or cette critique nostalgique de la modernité tient à ceci : la copie serait un appauvrissement de l’original. Les nymphéas de Monet auraient par exemple envahi nos vies au point de nous rendre, à l’usure, indifférents au génie impressionniste. On aurait affaire à une dissolution de l’authenticité dans la consommation des copies. Pourtant cette critique élitiste de la société de masses mérite une objection. Prenons le cas des livres par exemple.
Qui oserait affirmer que l’imprimerie a détruit la littérature ? N’est-elle pas au contraire la condition de son développement ? Pourquoi redouter que les œuvres d’art, à l’instar des livres soigneusement alignés sur les étages de nos bibliothèques privées, ne prennent part à la décoration murale ? (ne explétif à supprimer peut-être).
[De gauche à droite] « Le pont du jardin japonais de Giverny » de Claude Monet, 19011, d’après la série « les nymphéas » (période de 1898 à 1926) – Œuvre détournée de l’artiste Banksy présentée en 2005 à l’occasion de l’exposition « Crude Oils » consacrée à l’artiste à Bristol (UK).
Art et décoration : une relation intime
L’ornement est le propre de l’homme.
L’art et la décoration s’appuient en réalité sur une relation intime de plusieurs siècles. Bijoux, jardins, fresques, bibelots, tatouages,… l’ornement est partout. Et ce n’est pas là une invention moderne, en témoignent les édifices religieux, les manches des ustensiles et les parois des grottes. A tel point que tout support inscriptible, semble-t-il, est un appel à l’ornement. L’ornement apparaît comme une composante universelle de nos cultures.
Certains paléontologues considèrent en effet l’ornement comme la caractéristique propre de l’homo sapiens. Mais comment distinguer art et ornement et le faut-il ?
L’apparition du domaine de l’esthétique au XVIIIe voit en réalité la théorie de l’art supplanter la théorie de l’ornement. Au fil du temps, l’ornement est méprisé par les artistes qui dénoncent son caractère superficiel, son manque de profondeur. On critique les formes stylisées et les motifs en raison de leur existence illusoire, de leur caractère séducteur. On pointe également “l’horreur du vide” à laquelle elles viendraient répondre.
Les artistes redoutent cette déchéance : la vraie peinture n’est pas un papier peint. Le champ de l’ornement discrédite ce qu’il absorbe. Or peut-on opposer l’art majeur de la peinture par exemple à l’art mineur de la décoration ? Dans l’Ancien Régime, on ne considère pas en effet que les plus grands peintres se rabaissent en se faisant décorateurs et en collaborant avec des architectes !
On pourrait citer les “grands décors”, les fresques dont le plafond de la Chapelle Sixtine par Michel-Ange est un exemple illustre. L’œuvre répond alors à une commande et se plie aux exigences d’un espace précis. (lien muralisme).
La revanche du décoratif chez les impressionnistes.
On valorise, au XIXe siècle l’indépendance du tableau sur chevalet et son émancipation à l’égard du décoratif. Or un tableau accroché en atelier a pour but d’être accroché quelque part ! Voilà la réalité à laquelle vont se confronter les impressionnistes. A la fin du XIXe s. en effet, le décoratif va s’émanciper des commandes et envisager que le tableau sur chevalet s’inscrira dans un lieu non encore déterminé à la manière d’une décoration.
Le tableau est créé en atelier mais il n’y restera pas. Il y a une revitalisation du caractère ornemental de l’art chez plusieurs artistes impressionnistes tels Pissarro, Monet, Renoir, Degas, Caillebotte, Morisot et Cézanne. Le Déjeuner de Monet par exemple, a pour titre originel, Panneau décoratif et son tableau Les Dindons portait en 1877 la mention Décoration non terminée. Mais le cas le plus remarquable est peut-être celui de Renoir.
Focus : Renoir et la décoration.
Renoir qui a d’abord été peintre sur Porcelaine, a ensuite décoré des cafés pour gagner sa vie avant de réaliser des commandes pour des particuliers. Lorsqu’il expose son tableau grand-format Les grandes baigneuses en 1887, il inscrit en sous-titre Essai de peinture décorative.
Inspirées d’un bas-relief (Bain des Nymphes de Girardon), les baigneuses restent en un sens attachées au mur qui va les recevoir. C’est le propre du bas relief. Elles rappellent ce rôle d’interface entre le mur nu et la pièce habitée, elles s’extraient du plan pour se rendre visible mais sans s’en détacher. Dega et Morisot ont également travaillé le relief. Or d’un point de vue plastique le relief est par essence dépendant du mur.
Cette proximité qui est en fait largement passée sous silence par les expositions est d’ailleurs un argument des critiques de l’exposition impressionniste de 1877 qui leur reprochent d’être “des décorateurs qui ont le sentiment des grandes masses” et qui dénoncent ce qui “ne sera jamais qu’une école décorative, c’est-à-dire secondaire”.
Face à cela, Renoir écrit : “Tout le monde aujourd’hui s’occupe du tableau, mais tout le monde laisse absolument de côté un art qui a été la gloire française et qui n’existe plus aujourd’hui. Je veux dire l’art décoratif. […] C’est pourquoi je crois utile de faire tout son possible pour relever cet art tombé au plus bas. Je vais y tâcher.” Pour Renoir tout ce qui est apposé sur une forme première est ornement. Une fenêtre dans une maison, des fleurs sur une tasse, un tableau sur un mur.
Conclusion
Ainsi l’objet d’art, soigneusement choisi et investi, a toute sa place dans nos intérieurs. C’est en somme ce qu’écrit Monet se confiant à Roger Marx : “Un moment la tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des nymphéas : transporté le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là […] et, à qui l’eût habité, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri.”